Arvo Pärt, un mystique égaré en musique ?

Né en 1935 en Estonie, il n’a que cinq ans lorsque l’URSS annexe son pays natal qu’envahit l’Allemagne nazie dès 1941 avant que l’Estonie revienne en 1944 dans le giron de l’URSS. Le jeune homme joue du piano, mais aussi du hautbois et de la caisse claire dans la fanfare où il effectue son service militaire, puis se fait choyer par le régime socialiste, qui voit en lui un jeune musicien doué et malléable : engagé à la radio-télévision estonienne, chargé de composer de nombreuses musiques de film, le voici couronné en 1962 par le Premier Prix des jeunes compositeurs d’URSS. Quand il sort du Conservatoire de Talinn, en 1963, Pärt a toutes les chances de devenir compositeur officiel. Mais il commet la double erreur, aux yeux du pouvoir en place, de signer plusieurs compositions d’inspiration religieuse (son Credo date de 1968) et de s’intéresser d’un peu trop près à la technique dodécaphonique (1960 est l’année de son Nekrolog), en croyant naïvement au relatif dégel que connaît l’esthétique néo-stalinienne depuis la fin des années 50. Illusion : il donne là deux preuves évidentes de décadence bourgeoise !
Plutôt que de se renier, Pärt renonce pratiquement à composer et se plonge dans l’étude de Josquin des Prés, de Guillaume de Machaut, de Jean Ockeghem, du chant grégorien, etc. Musiques qui, bien plus tard, influenceront sa propre création.
Mais les contradictions dans lesquelles il se débat le font s’interroger sur son art : l’esthétique officielle le révulse, la technique sérielle ne le séduit plus. À partir de 1976, avec Für Alina, il prend le chemin d’une nouvelle esthétique, qu’il définit ainsi : « Ici je suis seul avec le silence. J’ai découvert qu’il suffit qu’une note simple soit admirablement jouée. Cette note, ou ce battement silencieux, ou ce moment de silence, me soulagent. Je travaille avec très peu d’éléments – avec une seule voix, avec deux voix. Je construis avec les matériaux les plus primitifs – avec la triade, avec une tonalité spécifique. Les trois notes de la triade sont comme des cloches. Et c’est pourquoi je l’appelle tintinnabuli. »
Un artiste en cavale ?
Cette nouvelle voie, on la qualifiera un peu rapidement de post-moderne. Elle prétend échapper au sens de l’Histoire (sériel ou soviétique) et retrouver une simplicité perdue, un Moyen Âge rêvé. En quoi elle devient suspecte aussi bien auprès des avant-gardes occidentales que de la prison mentale soviétique. Comment sauver l’art de l’idéologie ? Mais 1976, c’est aussi l’année d’Einstein on the Beach et de la Troisième Symphonie de Gorecki : Pärt échappe à l’Histoire mais l’actualité le rattrape.
En 1977, il compose Tabula rasa, mais en 1980, Pärt n’en peut plus : il quitte son pays pour Vienne, puis pour Berlin-Ouest. Et le public occidental le plébiscite. Est-ce qu’il souhaitait vraiment ? Aurait-il trouvé la manière de réconcilier les mélomanes avec la musique de leur siècle ? A-t-on mesuré la dimension spirituelle qu’il accorde à la musique, lui qui s’est converti en 1972 avec sa femme à la religion orthodoxe ?
« C’est quelqu’un qui a cette capacité rare de faire vraiment abstraction des conflits du monde », estime David Sanson*. Qui ajoute : « Même si, de facto, la matière est très condensée dans son œuvre, c’est une musique très concentrée et très pure. Chaque note a sa justification. C’est un peu comme une huile essentielle qui condense la substantifique moelle d’une plante. »
Le temps a fait son œuvre : en 2015, Robert Wilson a signé la mise en scène d’une Adam’s Passion, montage de plusieurs œuvres d’Arvo Pärt, dans une ancienne usine de sous-marins de Talinn.
Florian Héro
* Traducteur du premier ouvrage paru en France sur Arvo Pärt (Arvo Pärt, conversation avec Enzo Restagno, Actes sud, 2012).