Hildegard von Bingen ou l’harmonie du monde

« On dit que vous avez maintes révélations, que vous produisez de grands livres et que vous découvrez de nouvelles formes de chant », écrit un religieux à Hildegard von Bingen en 1148. L’abbesse a cinquante ans. Son aura grandit, en même temps que son œuvre protéiforme : récit de ses visions, pièces musicales, écrits théologiques, livres de botanique et de médecine.
Née au tournant du XIe et du XIIe siècle, époque de la Chanson de Roland, Hildegard est la dixième enfant d’une famille noble de la région de Mayence. Confiée à huit ans par ses parents, qui veulent la consacrer à Dieu, à la supérieure du couvent de bénédictines de Disibodenberg, sur le Rhin, Hildegard apprend le latin, la musique, les psaumes, et fait ses vœux perpétuels à quinze ans. Ce n’est qu’à trente-six ans que son destin bascule, lorsqu’à la mort de sa protectrice, elle est élue abbesse à son tour. Trois ans après, elle quitte Disibodenberg pour fonder, avec quelques bénédictines, son propre monastère : à Rupertsberg, près de Bingen. Avec l’aide de mécènes, elle fait construire bâtiments conventuels et église. Comme tous les jardins de monastère, celui de Rupertsberg a ses plantes médicinales.
Féministe avant l’heure, Hildegard se bat pour que ses religieuses aient la même éducation que les hommes ; c’est une intellectuelle qui fait autorité et que les grands de son temps admirent et consultent. Elle correspond avec le pape, avec Bernard de Clairvaux, avec l’empereur Frédéric Barberousse qu’elle admoneste sans mâcher ses mots. Cest l’une des femmes les plus influentes de son temps, avec ses contemporaines Aliénor d’Aquitaine, ou Héloïse : Héloïse, comme elle abbesse, compositrice et auteur, dont il ne reste malheureusement que la correspondance avec Abélard. Le XIIe siècle, époque de Renaissance connue pour son développement artistique et intellectuel, voit s’épanouir un nouvel humanisme. Hildegard en fait partie, comme Jean de Salisbury, ou comme Bernard de Chartres à qui l’on doit la formule célèbre : « Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants. » Humilité d’un siècle qui ne se pense savant que par le savoir de ceux qui ont précédé.
Humaniste, Hildegard l’est par sa science, et encore par son souci de la bonne santé des corps, autant que des esprits. Fragile depuis l’enfance, ce qui ne l’empêcha pas de vivre jusqu’à quatre-vingt-un ans, c’est une guérisseuse que l’on vient trouver de loin. Elle met sa connaissance médicale dans deux livres : le Causae et curae, et le Liber simplicis medicinae, ouvrage de médecine par les plantes. Un autre livre intitulé Physica (De la nature) témoigne de la riche biodiversité de l’environnement naturel d’Hildegard. Elle classe la nature en : plantes, éléments, arbres, pierres, oiseaux, animaux, reptiles et métaux. La vie de prière et de prédication n’est en rien une fermeture au monde. « Le désir de Dieu de la mystique va de pair avec le désir du savoir et l’amour du prochain. »
Mais dire tout cela n’est rien dire d’Hildegard qui est, avant tout, une femme habitée, une mystique traversée de fulgurances depuis son jeune âge. Si elle n’ose évoquer ses visions pendant des années, elle s’y sent obligée à quarante-trois ans par une expérience d’ordre physique : « Une lumière de feu d’une extrême brillance, venant du ciel ouvert, fondit sur mon cerveau et tout mon corps et toute ma poitrine, comme une flamme qui cependant ne brillait pas. » Une voix lui en donne l’ordre : « Dis ces merveilles et écris-les telles qu’elles te sont enseignées. » Hildegard commence alors à transcrire, ou dicter, ce qu’elle voit dans trois livres réunis sous le titre Scivias (« sci vias dei », « connais les voies de Dieu »).
Le monde s’impose à son esprit comme la manifestation magnifique et lumineuse du principe divin qui l’a engendré. C’est un univers ordonné et dynamique, où les éléments et les principes se meuvent – pluies, tourbillons -–, et dans lequel macrocosme et microcosme entretiennent des rapports d’analogie. L’homme est le miroir du monde. Âme, corps et monde doivent s’accorder. Telle est la condition de la santé et de la joie. Les visions d’Hildegard, qu’elle fait peindre dans des manuscrits précieux, enluminés sous sa direction, évoquent la création, lune et étoiles, verdeur et odeur des fleurs, hauteurs des montagnes, pierres limpides.
Ces visions lui inspirent aussi les pièces musicales qu’elle compose dans les années 1150. Elle les écrit pour que ses bénédictines les chantent aux offices. Elle nomme ces pièces Symphoniae harmoniae celestium revelationum, « dénomination qui signale leur inspiration divine », expliquait Barbara Thornton (1950-1998), chanteuse à l’origine de la redécouverte du la musique d’Hildegard von Bingen avec son ensemble Sequentia. La musique est « la plus haute forme de l’activité humaine, celle qui reflète le mieux les sons ineffables des sphères célestes et des chœurs angéliques ». Dans ces Symphoniae, riches en effets dramatiques surprenants pour la musique liturgique de l’époque, le lyrisme jaillit sous forme de louange.
C’est par le chant que l’homme fait vivre en lui la viriditas, mot qui désigne, chez Hildegard, « la force spirituelle et l’énergie de la joie* ».
Laetitia Le Guay-Brancovan
* Catherine Peillon, « Hildegard von Bingen et Lorraine Vaillancourt : deux femmes rebelles dans leur siècle… », La pensée de midi, 2009/3, p. 191 à 198.