Hispanité et espagnolades

« J’ai toujours eu un faible pour l’Espagne », avouait Cioran. Sans doute serait-il venu écouter la Carmen Suite qui sera dirigée par Cristian Măcelaru le 23 juillet à Radio France. Petite introduction à une écoute éclairée de la musique espagnole.
C’est peut-être le sort des contrées musicales méconnues que d’être peintes aux traits du pittoresque. Mais dans le cas de l’Espagne, pays musicalement riche et fécond, la persistance du chromo d’une musique haute en couleurs se prêtant aux danses en robes à volants tient du paradoxe. Ce cliché n’est pourtant pas si vieux, alors même que la musique espagnole remonte au plus loin dans les âges.
Les témoignages dans la zone du delta du Guadalquivir permettent de supposer que son avènement date des premières traces répertoriées dans le berceau méditerranéen, avec les Grecs et les Phéniciens. Au VIIe siècle, les Etimologiae d’Isidore de Séville restent le premier grand recueil de définitions musicales dont l’Histoire garde le matériau. Après les récitations chantées de la musulmane Ishbilia, la Reconquête voit bientôt se succéder les juglars des troubadours et ménétriers, à travers cantigas et cancioneros. Puis, durant le Siècle d’Or espagnol, les noms de Cabezón, Morales ou Victoria, entre autres, signent une splendeur sans précédent ; de la messe polyphonique au motet, du villancico au romance, du madrigal à l’ensalada, musiques liturgiques et profanes confondues. Au début du XVIIe siècle, suivant de peu Rome mais précédant Venise, Madrid constitue, bien avant les cités de France ou d’Allemagne, l’une des toutes premières villes à vivre l’expérience du théâtre lyrique. L’influence de l’Espagne sur le reste de l’Europe musicale est alors manifeste, et l’on ne compte pas les passacailles, chaconnes ou sarabandes qui parsèment les œuvres de Bach, Rameau ou Mozart. Sans nul pittoresque. Forte de sa puissance politique et de son riche passé, l’Espagne essaime simplement des formes reprises comme des classiques.
Indispensables cigares
C’est alors, au seuil du XIXe siècle, que les choses prennent une autre tournure. Sur les pas d’un romantisme facile, narrateurs de voyage ou vaudevillistes colportent en Europe la panoplie convenue des danses, guitares, gitans, cigares et honneurs pointilleux. Les musiciens renchérissent : la Symphonie espagnole de Lalo ouvre la voie aux Jota aragonaise, España, Capriccio espagnol et autre Zaïde, de Saint-Saëns, Chabrier, Rimski ou Berlioz. Ces pièces colorées, écrites souvent avec talent, quand ce n’est avec la plus haute inspiration comme l’Ibéria de Debussy ou la Rhapsodie espagnole de Ravel, participent d’une vogue qui enflamme tous les milieux musicaux, mais non toujours exempte de frivolité. L’espagnolade est née. Qui touche jusqu’au grand public : à partir des années 1960, quand l’Espagne succombe à l’invasion touristique, entre plages et sangria, chantées par Georgette Plana dans son ineffable rengaine où « soleil » rime avec « sans pareil » !
Mais ce temps semble bien révolu, avec par exemple la remise à l’honneur de la zarzuela*, ancrée dans une urbanité madrilène jusque-là ignorée, ou l’intérêt pour des compositeurs actuels dont l’ambition ne se suffit pas de la couleur locale.
Pierre-René Serna
* Œuvre lyrique espagnole constituant une sorte d’équivalent du Singspiel allemand ou de l’opéra-comique français, si ce n’est qu’elle leur est de beaucoup antérieure puisque née au début du XVIIe siècle. Pierre-René Serna est l’auteur d’un Guide de la zarzuela (Bleu Nuit, 2012) et de La Zarzuela baroque (Bleu Nuit, 2019).