L’Angleterre, une nation d’auditeurs ?

Au fait, pourquoi est-il si difficile de citer un compositeur anglais entre Purcell et Britten ? Il y en a pourtant, mais nous ne les voyons pas. Faisons le point sur cette « finesse inaperçue, inexplicable, invisible comme le nez au milieu du visage ou une girouette sur la pointe d’un clocher » (Shakespeare).
Il a suffi de deux expressions pour creuser dans l’esprit de tous les mélomanes un gouffre de silence entre Purcell et Elgar ; deux idées qui n’ont jamais vraiment été remises en cause malgré l’immense impact sur notre perception de la musique anglaise au XIXe siècle : « la renaissance musicale britannique » et « une patrie sans musique ».
D’une part, l’idée d’une « renaissance musicale britannique », en référence aux années 1870 (Hubert Parry, Arthur Sullivan, Charles Villiers Stanford, puis Elgar, Holst ou encore Ralph Vaughan Williams), cristallise l’image d’une torpeur moyenâgeuse dont il fallait sortir depuis la mort de Purcell en 1695, ou par procuration celle de Haendel en 1759. D’autre part, la « patrie sans musique », pour reprendre la cruelle sentence prononcée par Brahms, n’est que la façade d’une tradition foisonnante de phrases désobligeantes envers la faculté de l’Angleterre à ne pas produire de compositeurs célèbres. Un fait que même les Anglais semblent approuver est troublant : « Si l’Angleterre cesse d’être une patrie sans musique, elle cessera d’être anglaise » (Sir Edward Elgar).
La musique, un luxe à importer d’Italie
Cette situation est d’autant plus troublante qu’il existe une explication philosophique à ce manque de musique. La musique anglaise, au XVIIe et au XVIIIe siècle, a subi un étrange revers : la montée de la moralité puritaine a créé la notion d’utilitarisme musical. La musique est devenue, avec le sport, l’escrime et les échecs, une industrie du corps et de l’âme very commendable (Perkins, Cases of Conscience, 1631). Un siècle plus tard, il a même fallu abandonner la pratique : « Un gentleman peut écouter de la musique, mais sa dignité lui interdit de la pratiquer » (Lord Chersterfield). La musique était ainsi devenue vers le milieu du XVIIIe siècle un « luxe à importer d’Italie, comme le vin » (Charles Burney). Il n’est donc pas surprenant que dans un tel contexte, les compositeurs anglais ont hésité à se manifester après Henry Purcell !
Une explication esthétique serait également à proposer : la nation anglaise était en 1700 une nation de théâtre. À l’époque où l’opéra régnait dans toutes les oreilles européennes, le drame en anglais s’était bien trop raffiné et ancré dans le cœur des Britanniques pour avoir besoin d’être augmenté par la musique. Quand Monteverdi et ses successeurs parlaient de dramma per musica, les Anglais répondaient par du théâtre avec la musique « utilisée » comme décoration. Le seul opéra anglais auquel nous pensons rapidement, Didon et Enée de Purcell, est d’ailleurs, après examen attentif, un habile mélange de danses françaises, d’airs et de récitatifs italiens, et de mouvements choraux anglais. Si la musique anglaise a du mal à se faire entendre sur le continent, c’est aussi qu’elle est composée selon les codes de genres incompréhensibles pour les continentaux (voluntaries, masks, etc.). Il serait intéressant de compléter cette explication esthétique avec l’idée que le mouvement romantique européen au XIXe siècle a mis en exergue des valeurs comme l’amour de la nature et du surnaturel, valeurs qui avaient déjà intéressé les Anglais un siècle auparavant. Arrivés au XIXe siècle, les Anglais étaient déjà prêts à se tourner vers le passé et à épouser la cause de l’antiquarianism, état d’esprit peu propice à l’invention musicale que l’Histoire cherche dans les compositeurs qu’elle veut immortaliser.
Un trop-plein, en réalité
En réalité, soit cette patrie « est sans musique », soit elle en grouille ! L’idée de Land ohne Musik est un mythe propagé par les mêmes musicologues allemands qui ont inventé l’idée de musique baroque : il fallait un axe clair entre l’Italie de Monteverdi et l’Allemagne de Bach, et l’Angleterre ne pouvait pas rentrer dans l’équation. Même si Londres était la première ville à faire fleurir une vraie de concert dans les années 1690. Même si en 1750, vous aviez le choix entre plusieurs saisons musicales, deux compagnies italiennes rivales, l’accès aux masques et pantomimes et, l’été, à des concerts en plein air.
Le tort de la musique anglaise vient aussi du fait qu’elle n’a jamais été centralisée, comme dans la capitale française ou les villes allemandes. Il n’existe pas de petites cours avec son orchestre en résidence, comme en Allemagne, ou d’ensembles vocaux et instrumentaux comme dans les églises d’Italie ; à la place, chaque ville, dès le milieu du XVIIIe siècle, possède sa société musicale d’amateurs, renforcée et dirigée par des musiciens professionnels.
Quant à citer des compositeurs anglais du XIXe siècle ? Cette pauvre Albion joue de malchance : Thomas Linley, ami de Mozart, s’est tué en bateau à vingt-deux ans ; Stephen Storace, sans doute élève de Mozart, a succombé à la maladie à trente-trois ans ; George Frederick Pinto, le compositeur de remarquables chansons et de musique pour piano, n’a pas atteint l’âge de vingt et un ans.
Christophe Dilys