Les renaissances d’Anna Livia Plurabelle d’André Hodeir

Plurabelle. Plusieurs fois belle, et belle de plusieurs manières, nous dit le sens que James Joyce a enfoui dans le patronyme d’Anna Livia, l’héroïne de son roman Finnegans Wake. Un sens que nous rappelle à nouveau l’œuvre musicale qu’André Hodeir a tirée de ce grand poème fluvial – dont la structure dramatique suit le cours de la Liffey irlandaise, sur les berges de laquelle deux lavandières font le récit des aventures du couple mythique formé par Anna Livia et son mari HCE.
Plusieurs fois belle, Anna Livia Plurabelle l’a déjà été, puisqu’elle est l’une des rares œuvres de jazz à avoir été conçue et redécouverte comme une œuvre de répertoire. Cantate pour deux voix de femmes et orchestre de jazz, Anna Livia est née dans l’ombre des studios de la radio à l’été 1966. Dès le mois de novembre, elle montre sur scène le bout de son nez… déshabillée de tout texte, pour une version instrumentale d’un bref extrait (cinq minutes sur l’heure que dure l’œuvre complète). Une apparition pudique et frustrante qu’elle réitérera pour la radio l’année suivante, et même pour la télévision en 1971, dans un Jazz Portrait d’Henri Renaud – ce bienfaiteur grâce auquel, la même année, Anna dévoile enfin tous ses atours en faisant son entrée sur le marché du disque français, quelques mois après avoir été intronisée par John Lewis en personne sur celui des États-Unis (on murmure que quelques happy few très au fait des programmes radio l’auraient auparavant aperçue sur les ondes, dans une diffusion discrète de février 1968).
Dans les années 1970, il faut bien le dire, Anna prend la poussière, le tourbillon New Thing (ou free jazz) la reléguant sans trop de nuance au rang des antiquités méprisables. Une réédition de 1981 vient lui porter secours, mais sans illusions : Anna entame une triste carrière de curiosité discographique pour collectionneurs.
Depuis son cabinet de curiosités, elle continue pourtant d’exciter l’intérêt de quelques musiciens de la « contemporaine », qui voient dans son écriture intégrale et dans sa vocalité plus lyrique que d’ordinaire une porte d’entrée commode vers le jazz et une belle perspective de crossover entre jazz et « classique ». Anna Livia est pourtant beaucoup plus Sarah-Vaughan qu’il n’y paraît, et l’Ensemble Cassiopée s’adjoint opportunément les services d’un homme de jazz patenté, Patrice Caratini, qui mène à bon port la première parade scénique de l’explosive Anna dans toutes ses splendeurs vocales et orchestrales. Au Quartz de Brest ou à L’Arsenal de Metz, jusqu’au Konzerthaus de Vienne et bien sûr – retour au bercail – à Radio France, Anna ressuscite au concert tout au long de l’année 1992, si bien qu’enchanté par sa fière allure, on l’immortalise pour la deuxième fois de son existence sur un disque (Label Bleu, 1994).
Et voici donc qu’après une nouvelle traversée du désert, Anna l’immortelle va ressortir ses habits de gala pour paraître sous les auspices de l’Orchestre national de Jazz, dans son berceau retrouvé de Radio France. C’est donc peu dire qu’Anna aura été belle plusieurs fois.
Et de plusieurs manières. En quoi elle porte en elle toute l’ambiguïté du projet créateur d’André Hodeir. Elle est conçue pour être une œuvre de répertoire, et c’est pour cette raison que le compositeur, amoureux de la langue des grands improvisateurs de jazz, a choisi d’en préserver la trace malgré la fixation intégrale sur le papier, en la simulant par une écriture de connaisseur et d’orfèvre. Mais elle est également tiraillée par le particularisme qu’Hodeir prête à l’œuvre composée de jazz, dans sa « théorie du yaourt » : « L’Œuvre peut être gâtée, exactement comme un yaourt peut être gâté après une certaine date. Je crois que c’est profondément vrai. C’est cela la différence entre le compositeur de jazz et le compositeur tout court. » Chaque résurrection d’Anna est donc l’occasion de mettre ce paradoxe à l’épreuve du temps. De donner raison à Hodeir parce qu’une telle œuvre rend crédible la possibilité – à côté de celui du temps présent – d’un jazz de répertoire ; et de lui donner tort en démontrant que l’œuvre est moins indissolublement liée qu’il ne le pensait à la sensibilité de l’époque qui l’a vue naître.
C’est un défi de taille, car il ne faut ni oublier qu’Anna est de son temps et qu’elle doit parler le jazz parkerien-monkien qui est sa culture et son bain expressif naturel, ni l’exposer comme un objet patrimonialisé, fossilisé dans une « couleur locale années-1960 ». Si Anna permet de dépasser cette contradiction, c’est parce que le feu d’artifice sonore qu’est la texture musicale hodeirienne est à l’image de la matière verbale chez Joyce : à double ou triple entente. « The seim anew », dit le livre, qui à la fois poursuit ce faisant l’énumération des fleuves du monde entier entreprise par Joyce dans le roman (ici la rivière Seïm, russo-ukrainienne), et suggère la nouveauté (new), et l’éternel retour (« the same anew » signifiant « le même à nouveau »).
Ainsi doit être Anna : faire entendre le jazz qui coule dans ses veines, être inaltérablement même et pourtant toujours renouvelée. En ce centenaire de la naissance d’André Hodeir, elle a pour elle un atout supplémentaire, en ce qu’elle révèle un secret longtemps tû : à sa naissance, Anna parlait français pendant le premier tiers de l’œuvre, et seules les exigences du marché américain avaient contrarié cette version bilingue, qui nous est aujourd’hui restituée pour la toute première fois.
Pierre Fargeton
Pierre Fargeton est l’auteur d’André Hodeir, le jazz et son double, préface de Martial Solal, Symétrie, 2017, 740 p.