Clara Wieck, madame Schumann

Pour nombre de musiciens allemands, la musique de Bach était une « grammaire », un « pain quotidien », pour reprendre les mots de Schumann. Clara Schumann, qui écrivit des fugues sur des thèmes de Bach, traversa le XIXe siècle et l’Europe en portant également dans le cœur le souvenir de Goethe.
Première image : Clara a neuf ans et doit donner son premier concert dans la célèbre salle du Gewandhaus de Leipzig. Installée devant un piano dès sa cinquième année, elle n’est déjà plus une débutante. En un temps où les enfants prodiges parcouraient l’Europe, son père avait juré que Clara ferait la carrière qui lui avait été refusée. Friedrich Wieck, pédagogue renommé, était un homme inflexible aux fortes convictions, un homme – jadis diplômé en théologie – sévère, mais perspicace et persévérant, qui appréciait les œuvres de Bach, de Beethoven et de Schubert. Clara avait quatre ans lorsque ses parents se séparèrent, et elle confia plus tard à celui qu’elle devait épouser : « Ma jeunesse n’a pas été heureuse. Tu sauras compenser ces années-là. J’étais seule au monde ; mon père m’aimait tendrement et je lui rendais bien cet amour, mais l’affection d’une mère, dont une petite fille a tant besoin, j’en ai été privée. »
Donc, ce 20 octobre 1828, la petite Clara Wieck doit faire ses débuts au Gewandhaus. Au programme : les Variations opus 94 de Kalkbrenner, qu’elle joue en compagnie de la pianiste Emile Reichold. Elle notera le lendemain dans son journal – ce journal intime tenu par son papa dès le premier jour de sa vie, et qui comptera quarante-sept volumes : « Tout a très bien marché. Je n’ai pas fait de fausses notes et il y a eu beaucoup d’applaudissements. »
Plus tard, Clara, devenue Clara Schumann, racontera comment, au lieu de monter dans la voiture luxueuse que le Gewandhaus envoyait au domicile des artistes, elle s’installa par erreur dans une voiture modeste qui emmenait, mais dans une autre direction, quelques petites filles à une matinée dansante. Clara arriva cependant à l’heure au concert, mais en larmes. Et son père lui dit : « J’avais oublié de t’avertir, ma Clara, que la première fois qu’ils jouent en public, on emmène toujours les artistes à une mauvaise adresse ! »
Deuxième image : Clara aura vingt et un ans le lendemain et, ce samedi 12 septembre 1840, elle épouse Robert Schumann à Schönefeld. Le samedi précédent, elle a joué, dans la grande salle de Weimar, Beethoven, Schubert, Henselt, Thalberg… et Chopin. « C’était mon dernier concert en tant que Clara Wieck, et j’ai senti que mon cœur était triste. » Triste, sans doute, en songeant aux longues années d’amour contrarié, en revoyant le jeune pianiste de Zwickau qui, douze ans auparavant, était arrivé à Leipzig pour prendre des leçons avec le fameux professeur Wieck. En pensant aussi à l’irrésistible cheminement d’une passion : le premier baiser de novembre 1835 (Clara a seize ans), l’explosion paternelle, les innombrables lettres où se déchiffrent les doutes et les angoisses de deux cœurs malheureux, les dix-huit mois d’une séparation imposée et, enfin, épreuve la plus rude, l’inévitable procès intenté à ce père qui refusait de donner un consentement – légalement obligatoire – et n’avait pas hésité à diffamer publiquement son futur gendre.
Mais le 12 septembre, une nouvelle vie commence, sinon pour la musicienne, qui, nommée deux ans auparavant Kammervirtuosin de la cour d’Autriche, poursuit une glorieuse carrière de pianiste, du moins pour la femme. Onze mois plus tard naîtra Marie, l’aînée de huit enfants. En cet été 1840, Robert Schumann, qui a déjà composé – pour les doigts de Clara, naturellement – l’essentiel de son œuvre pianistique, met son art au service du lied. Il se consacrera bientôt aux grandes formes symphoniques et chorales. Malgré la passion partagée, rien ne sera simple pour ce couple : l’isolement nécessaire au compositeur, et celui, non moins indispensable, requis par le travail de la pianiste ; les très nombreux concerts – et voyages – de Clara (1 290 concerts recensés dans les archives de la Robert Schumann Haus à Zwickau !) ; l’isolement du créateur, qui reste toujours « le mari de la virtuose ». On rapporte cette anecdote : en 1853, le couple est présenté au roi de Hollande, qui s’adresse à Robert : « Et vous, monsieur, vous êtes aussi musicien ? – Oui, répond celui dont le discours fut toujours laconique. – De quel instrument jouez-vous ? »
Troisième image : installée à Düsseldorf depuis six ans, Clara reçoit, le 23 juillet 1856, un télégramme l’avertissant que l’état de santé de Robert, interné à la clinique d’Endenich près de deux ans et demi auparavant, a brusquement empiré. Elle accourt, alors que les médecins lui ont interdit précédemment toute visite. Schumann mourra le 29 du même mois, mais Clara lui survivra pendant quarante ans, quarante ans de musique (encore et toujours des tournées, afin de subvenir aux besoins de sa grande famille, et des cours privés, donnés à quelques étudiants privilégiés), quarante ans de dévouement à l’œuvre de celui qu’elle a tant aimé ; quarante années aussi, ponctuées d’illustres amitiés, dont celle qui la lie à Johannes Brahms. C’est le 30 septembre 1853 qu’un Brahms de vingt ans s’était présenté au domicile des Schumann et mis au piano. Le talent de cet Hambourgeois inconnu avait impressionné Robert ; quant à Clara, elle avait été d’emblée frappée par la personnalité de ce jeune homme auquel elle va inspirer une grande passion. Passion partagée ? Le secret des cœurs et des corps sera bien protégé. Mais, jusqu’au dernier jour, Clara et Brahms (qui disparaîtra onze mois plus tard) vivront comme deux vieux complices, avec brouilles à l’appui, et retrouvailles chaque fois qu’il s’agira de musique.
Un siècle après sa mort, Clara nous lègue d’abord le souvenir d’une époque : petite fille, elle fut reçue par Goethe à Weimar ; plus tard, elle sera l’amie de Mendelssohn et du violoniste Joseph Joachim ; elle croisera tous les musiciens de son temps, notamment Franz Liszt, qu’elle ne portait pas dans son cœur ; elle parcourut l’Europe – de Londres à Saint-Pétersbourg – et faillit aussi aller en Amérique. Elle participa aussi aux luttes esthétiques, moderne quand Robert entreprit de lutter contre les « Philistins », mais sourde, plus tard, aux accents tétralogiques wagnériens.
Enfin, au-delà d’une vie exemplaire, elle nous lègue une œuvre sur laquelle plane sans doute l’ombre de Schumann, mais aussi celle de l’auteur de la Symphonie écossaise, une œuvre brève qui compte une vingtaine d’ouvrages, dont deux partitions concertantes pour piano, des pièces de musique de chambre et quelques lieder. Les qualités d’écriture et d’expression justifient l’exhumation de pages oubliées mais il est légitime d’imaginer qu’un mélomane rencontrant Schumann dans l’au-delà lui demande à son tour : « Votre femme compose, elle aussi ? »
Claude Samuel
Claude Samuel nous a quittés le 14 juin dernier. Directeur de la musique à Radio France de 1989 à 1996 (c’est à lui que nous devons notamment la création du festival Présences), il avait publié en 2006 une biographie de Clara Schumann, Clara S., les secrets d’une passion (Flammarion, 2006). Le texte ci-dessus est paru en 1996 dans le livre-programme des Nuits romantiques du Lac du Bourget, au cours desquelles l’Orchestre Philharmonique de Radio France interpréta l’intégrale des concertos et des symphonies de Robert Schumann.