Qui était Viktor Hartmann ?

La version originale pour piano des Tableaux d’une exposition, cycle composé par Moussorgski pendant l’été 1874, est dédiée à Vladimir Stassov, journaliste russe qui eut l’idée de réunir cinq musiciens sous le terme générique de « groupe des Cinq ». C’est également Stassov qui reçut de Berlioz, en 1862, le manuscrit original du Te Deum, créé sept ans plus tôt à Saint-Eustache, à charge pour lui de le remettre à la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg. Personnage-clef de la vie musicale russe de cette époque, Vladimir Stassov fut à l’origine de la rencontre entre Moussorgski et le peintre et architecte Viktor Hartmann, né en 1834. Cette rencontre eut lieu en 1870, mais l’amitié qui lia le journaliste, le peintre et les cinq musiciens fut de courte durée car Hartmann mourut d’une rupture d’anévrisme en 1873.
Cette nouvelle ébranla Saint-Pétersbourg au point qu’une exposition de 400 œuvres de l’artiste fut organisée à l’Académie des beaux-arts. Moussorgski avait acquis plusieurs toiles et dessins d’Hartmann, et bien sûr les prêta à l’occasion de cette exposition, qui fut aussi pour lui le point de départ de ses Tableaux. Lesquels, comme on le sait, évoquent dix œuvres, mais sans céder à la tentation naïve de la description ; il faut y voir et y entendre plutôt un ensemble de pages contrastées, juxtaposées avec fantaisie à la manière d’un cycle schumannien*, et reliées entre elles par une épisodique Promenade (« On voit ma physionomie dans les intermèdes », disait plaisamment Moussorgski), comme s’il s’agissait, cette fois, d’un wanderer héritier de Schubert vagabondant d’une étape à l’autre de son voyage, fût-il clos ou imaginaire.
Ces tableaux ou plutôt ces évocations font appel à toutes les ressources du piano et cultivent volontiers le contraste : mélopée triste du Vecchio castello, crescendo puissant de Bydlo, légèreté du Ballet des poussins, humeurs opposées de deux personnages dans Samuel Goldenberg et Schmuyle, contraste brutal entre Limoges et Catacombes, énergie de la Cabane (qui n’est autre que la sorcière Baba-Yaga), etc.
Une partie des œuvres d’Hartmann ont hélas disparu. Il en reste toutefois six, parmi celles qui ont inspiré le musicien, dont le projet de la Grande Porte de Kiev, réponse à un concours lancé par le tsar Alexandre II, sur le thème de la Providence, à la suite de l’attentat d’où il sortit miraculeusement indemne. On notera qu’en 1928 fut confié à Kandinsky le soin de mettre en scène Les Tableaux d’une exposition avec des décors de son cru ; décors qui ont eux aussi en partie disparu mais dont il reste des esquisses et des aquarelles qui ont permis au pianiste Mikhail Rudy de reconstituer ce spectacle.
Christian Wasselin
* Il est d’ailleurs curieux de noter que Ravel, qui orchestra somptueusement les Tableaux de Moussorgski en 1922, avait orchestré dès 1914 plusieurs pages du Carnaval de Schumann pour un spectacle donné par Nijinsky à Londres.