Rome, l’unique objet de notre adoration

On ne saurait cependant oublier la vie lyrique très riche qui s’épanouit à Rome au XVIIe et au XVIIIe siècle, de La rappresentazione di anima et di corpo de Cavalieri (1600) aux premiers opéras d’Alessandro Scarlatti, en passant par Sant’Alessio de Landi (1631), qui met en scène Rome en tant que personnage. Les théâtres Tor di Nona et Alibert firent alors les beaux jours d’une ville où le pape pouvait aussi bien être mécène (Clément IX, alias Guglio Rospigliosi, fut un librettiste prodigue avant d’être élu au Vatican) que censeur, où les familles Conti, Corsini et autre Barberini firent construire des palais bien sûr équipés de théâtres, où la reine Christine de Suède vécut en exil de 1668 à 1689, et fut l’élève de Corelli.
Mais c’est peut-être Tosca, opéra créé à Rome et dont l’action se situe à Rome, qui figure peut-être le mieux la Ville éternelle dans l’imaginaire collectif. L’église Sant’Andrea della Valle, le palais Farnese et le castello Sant’Angelo (le château Saint-Ange) sont les décors successifs des trois actes de cet opéra qui vit le jour le 14 janvier 1900 au Teatro Costanzi.
Il serait vain ici de faire la liste des très nombreux ouvrages dont l’intrigue se noue quelque part dans l’empire romain, voire dans la capitale de cet empire. L’incoronazione di Poppea de Monteverdi (ah, les adieux d’Ottavia répudiée à sa ville bien-aimée !), La clemenza di Tito de Mozart, Nerone de Mascagni, plus près de nous Bérénice de Michael Jarrell (créée en 2018 au Palais Garnier avec Barbara Hannigan), mettent en scène des empereurs romains se débattant avec le pouvoir. On ne saurait oublier Les Horaces de Salieri, ni The Rape of Lucretia de Britten, ni bien sûr le legs berliozien. Car si Berlioz fit tout pour remporter le Grand Prix de Rome, il mit tout en œuvre également pour « être dispensé de ce stupide voyage de Rome », allant jusqu’à demander à son médecin un certificat de complaisance attestant de ses « affections nerveuses, accompagnées de symptômes de congestion cérébrale », certificat accompagné de recommandations signées Fétis, Meyerbeer et Lesueur. Démarche qui n’aboutira pas : Berlioz se rendra à Rome, préférera certes l’« Italie sauvage » à sa « caserne académique » (la Villa Médicis !), mais se nourrira de mille impressions qui fleuriront dans nombre de ses partitions à venir. C’est ainsi qu’il situera à Rome son opéra Benvenuto Cellini, créé en 1838 à l’Opéra de Paris*, où l’on se trouve sur la place Colonne, au Colisée, etc., où l’on entend même, à la fin du deuxième tableau, le canon du fort Saint-Ange !
Berlioz détestait le carnaval romain : « Je ne pouvais concevoir (je ne le puis encore) quel plaisir on peut prendre aux divertissements de ce qu’on appelle à Rome comme à Paris les jours gras !... fort gras, en effet ; gras de boue, gras de fard, de blanc, de lie de vin, de sales quolibets, de grossières injures, de filles de joie, de mouchards ivres, de masques ignobles, de chevaux éreintés, d’imbéciles qui rient, de niais qui admirent, et d’oisifs qui s’ennuient », écrit-il dans ses Mémoires. C’est pourtant le carnaval qui nous vaut quelques-unes des pages les plus brillantes de son opéra, et c’est, à partir de deux motifs de sa partition, qu’il mettra au point, six ans plus tard, l’Ouverture du Carnaval romain, page de concert qui a été dirigée par Emmanuel Krivine, en septembre dernier, à l’occasion du concert d’ouverture de l’Orchestre National (n’oublions pas au passage Coriolan, l’ouverture composée par Beethoven en 1807 !).
Bizet sera lui aussi pensionnaire de la Villa Médicis, et Rome lui inspirera une symphonie dite « Roma », qu’il ne cessera de réviser sans qu’elle lui donne jamais une satisfaction définitive (seuls des fragments en ont été créés de son vivant, en 1863 et en 1869). Le jeune Saint-Saëns est lui aussi l’auteur d’une symphonie intitulée « Urbs Roma », créée en 1857, mais c’est sans doute Respighi qui nous a laissé, au XXe siècle, l’hommage le plus ému et le plus étoffé à la Ville éternelle avec son célèbre triptyque réunissant les Fontaines de Rome, les Pins de Rome et les Fêtes romaines. Le volet central est au programme du concert du 5 avril : ne boudons pas notre plaisir ! Et répétons à Camille qu’elle a tort de voir en Rome l’unique objet de son ressentiment.
Christian Wasselin
* Le Chœur de Radio France et l’Orchestre National en ont gravé la version originale, sous la direction de John Nelson (4 CD Virgin).